Arrivé avant l’aube.
Paris dort encore d’un sommeil agité. État des lieux ? État de siège : blindés qui traversent les rues désertes et illuminées par les vitrines vidées de leur contenu ; colonnes de véhicules de CRS ou de la gendarmerie ; policiers en faction. Espoir, deux d’entre eux se tiennent devant l’église de La Madeleine. Sont-ils là pour protéger le monument ? Non. « On n’a pas reçu de consignes pour protéger les monuments », répond l’un d’eux à ma question. Après tout, que sont les joyaux de Paris au regard de la mirifique république en marche pour l’ultralibéralisme apatride et décomplexé, qui se fiche autant des peuples que des identités ?
Au fait, je ne sais pas si vous aviez remarqué, mais LREM ça peut aussi se comprendre comme Le Roi Est Mort. Signe prémonitoire, l’avenir le dira. Sauf que, cette fois, ce sont les Vendéens qui risquent de prendre leur revanche !
J’erre donc dans les rues. Les magasins sont, pour nombre d’entre eux, barricadés, les rares passants font grise mine. Sur un boulevard, je rencontre un groupe alcoolisé, dont un me demande de le photographier. Je m’exécute. Il vient du bled, comme ses potes, me dit-il. Ils insultent copieusement les CRS en faction, qui ne bronchent pas. Faut dire que les gars sont des molosses, plus difficiles à maîtriser que des hommes et des femmes du terroir, qui s’en prendront ultérieurement plein la figure.
À force, le jour décide de se lever. Paris ne ressemble pas à un samedi. Plutôt à un lendemain de Saint-Sylvestre. Quelques badauds se risquent mais guère plus. Petit déjeuner rive gauche, sur les quais, tandis qu’on entend hurler les sirènes un peu partout. Ambiance de coup d’État.
J’arrive au Louvre. Là, je dois admettre ma satisfaction de ne voir aucune bagnole traverser cet écrin sublime. Merci les Gilets jaunes ! Puis promenade aux Tuileries et arrivée au pied de Jeanne, rue de Rivoli. La rue est barrée par des alignements de blocs de béton. Je photographie. Là, un policier en civil vient me voir, me demandant très poliment de ne pas prendre ses collègues en photo afin de préserver leur vie privée et surtout qu’ils n’aient pas d’ennuis. Il a raison et je m’exécute de bon cœur.
Arrive un touriste asiatique excentrique et, à voir ce qu’il porte au poignet – une montre de grande marque –, riche comme Crésus. En Anglais, il me demande de le photographier avec son superbe smartphone au pied de la statue de notre héroïne nationale. Je le fais bien volontiers et j’exhorte en même temps le policier, qui le dévisage en émettant des critiques désagréables, à être discret : « Cet homme doit sans doute gagner dix fois votre salaire et dépenser des sommes astronomiques à Paris », dis-je. Pas content le policier. Seulement voilà : les touristes sont une manne financière et, compte tenu des événements actuels se déroulant dans la capitale, il faut ménager les audacieux étrangers qui se risquent encore à la visiter.
Je repars car pour moi impossible de passer les points de contrôle : j’ai des objets dangereux sur moi, notamment un masque pour me protéger des gaz lacrymogènes et une trousse de secours qui me sera fort utile plus tard. De toute façon, être parqué comme un bœuf dans une zone fermée, non merci ! Sur le chemin, je croise un groupe de jeunes Bretons patriotes. L’un d’eux me dit : « J’ai été refoulé. Il paraît que je suis fiché et je ne le savais même pas. » Surveiller et punir, suivant le titre d’un excellent essai de Michel Foucault.
Je file sur Bastille. Enfin, non, je prends mon temps pour jouer à mon tour les touristes dans une ville dont je ne me lasse jamais.
Bastille : même point de contrôle, tenu cette fois par la gendarmerie. Sur la place, très peu de monde. Je rebrousse chemin et, après un passage spirituel dans l’église Saint-Paul et Saint-Louis, le temps de me nettoyer l’âme et converser avec un adorable sacristain originaire de Damas, je remonte vers le Sentier et les Grands Boulevards. Une jeune fille, apercevant mon appareil, me prévient : « Ils confisquent les cartes SD. » Précisément ce qui permet de stocker les photos. Pas de traces, des fois qu’on aurait la main un peu lourde, rapport aux ordres reçus ! Je fais des détours, je mange en quatrième vitesse dans un snack et je ressors.
Commencent les festivités : des groupes de Gilets jaunes convergent de partout. Gauche, extrême gauche, syndicats d’enseignants, CGT, etc., citoyens lambda qui me refilent des tracts, où l’on peut lire, entre autres : « Refusons d’améliorer ce qui nous abîme ! Refusons de négocier avec ceux qui veulent nous enterrer ! » Rien de bien méchant. Il faut croire que pour les autorités ils le sont, méchants : gazage dans les règles, lance à eau, Flash-Ball, sans discontinuer. Je commence à soigner mon petit monde, dont un vieux séfarade qui croyait trouver une seconde jeunesse en allant manifester. On discute quelques instants.
Dispersion et remontée jusqu’à Strasbourg-Saint-Denis. Là c’est plus virulent : tags de l’ultra-gauche, mobilier urbain cassé – ici, tout n’avait pas été retiré, contrairement aux quartiers plus chics –, barricades improvisées, départs de feu. Et toujours ces forces de l’ordre très réactives, jusqu’à molester des passants qui ne comprennent pas assez vite et n’ont cependant rien à voir avec les Gilets jaunes ou les casseurs.
Puis direction les Grands Magasins et Saint-Augustin. Là-bas ça pète de tous les côtés. Au passage, merci infiniment d’avoir canardé l’entrée de l’église Saint-Augustin à plusieurs reprises, et volontairement, pour faire fuir trois pelés et deux tondus qui se trouvaient devant. Mais ici, la foule – à elle seule nettement plus nombreuse que les 10 000 annoncés dans tout Paris ! – veut en découdre. Et je la suis dans un nuage lacrymogène nettement moins agréable que les brumes de Brocéliande, pour ceux qui connaissent. Un Flash- Ball atteint sa cible, mais en fin de course, c’est-à-dire mon bras droit. Peut-être était-il destiné à un autre ? Un photographe accrédité a moins de chance que moi : sa main est gonflée et violacée. Il me confie avoir été frappé à bout portant tandis que sa qualité de photographe de presse était visible, notamment par la carte qu’il portait autour du cou. Je lui mets le bras en écharpe et je repars.
Balcons, squares et jeux pour enfants, tout ce qui bouge ou pas est visé. Jusqu’aux pompiers venus porter secours à un blessé. Je précise que, parmi cette foule, pas un Black Bloc – ceux-là sont en première ligne – et peu d’agneaux des cités, lesquels ne vont cependant pas tarder à s’agiter. C’est le jeu du chat et de la souris. Ce qui me permet de constater que le quartier est ceinturé par les forces de l’ordre. Sans doute le peuple de France est-il moins coté que celui des cités ? ! Parce que les drapeaux bleu-blanc-rouge pullulent, ainsi que les régionaux. Quant au public présent, ça laisse peu de doutes.
Soudain, une Porsche s’enflamme. L’excitation commence. Je m’en vais. À Saint-Lazare, les vitrines sont brisées, les véhicules cassés, les cris et les explosions se multiplient. Mais là, ni droite ni gauche, extrême ou pas : ce sont les cités qui débarquent, comme la semaine dernière. Et elles, elles ne font pas dans la dentelle.
Je quitte Paris avec un goût amer dans la bouche : les forces de l’ordre avaient-elles reçu la consigne de se défouler sur le peuple ? Et même si je refuse toujours de sombrer dans le discours anti-flics, aussi facile que généralisant, force est de reconnaître qu’ils étaient, ce jour-là, effrayants. À tel point que j’ai vu des citoyens lambda chanter : « Tout le monde déteste la police ! » De mon côté, je ne la déteste pas, mais je tiens à lui rappeler qu’elle fait, elle aussi, partie du peuple. Pire, elle est surexploitée par des individus qui la méprisent et l’obligent à baisser la tête devant certaines populations intouchables. Pourvu qu’elle s’en souvienne la semaine prochaine…
Charles Demassieux
(Photos : Charles Demassieux pour Riposte laïque)