2Aujourd’hui comme hier, l’Occident trouve qu’elle en demande trop. Pourtant, l’honnêteté intellectuelle exige de reconnaître que cet appétit n’est pas le fait d’une « mentalité impériale », mais plutôt d’une situation politique interne complexe. Lorsque Poutine a tenté de proposer un plan économique « audacieux », tablant sur 8% de croissance annuelle avec pour objectif de rattraper le niveau du PIB par habitant du Portugal en vingt ans (jadis « l’audace » consistait à vouloir « dépasser les États-Unis »...), il s’est vite fait ramener à la raison – publiquement – par son propre premier ministre, selon lequel on ne pouvait espérer tout au plus que 3,5% par an. Pourtant, pour la majorité du personnel politique comme pour l’opinion en général, la puissance de la Russie est un axiome qu’on ne discute pas. Les citoyens russes voient bien la faiblesse économique de leur pays, mais la richesse et la puissance restent deux termes largement dissociés. La conception soviétique de la puissance, imprégnée de matérialisme positiviste et mesurable en mégawatts ou en millions de tonnes de pétrole, fait que, aujourd’hui encore, beaucoup regardent les six ou sept mille têtes nucléaires entreposées quelque part à l’est de l’Oural comme une garantie au moins aussi solide qu’un compte bancaire bien approvisionné.
3Dans la Russie d’aujourd’hui, le président, aussi fort et invulnérable qu’il paraisse vu d’Occident, ne peut se permettre de s’attaquer aux fondements même de cette idée de la puissance. Le soutien que lui accordent, dans leur majorité, la classe politique, les militaires, l’élite économique et les barons locaux (gouverneurs et présidents des républiques et territoires autonomes) est très instable. « Abandonner des positions » au profit des Américains serait une erreur vite exploitée par ceux-là mêmes qui l’appuient aujourd’hui et dont certains sont, en réalité, moins hostiles à l’Occident qu’à Poutine.
L’armée soviétique de Russie
4L’outil militaire, enfant chéri du pays et fondement par excellence de la puissance, est entré en déliquescence au moins autant que l’économie : l’armée russe d’aujourd’hui n’est que l’armée soviétique dégénérée. Aucune réforme sérieuse n’a été entreprise dans ce domaine après la chute du système soviétique, bien que chaque nouveau ministre de la Défense ait proclamé, en arrivant au gouvernement, que tel était son but. Les effectifs ont beaucoup diminué par rapport à ceux de l’Union soviétique (un million et demi aujourd’hui contre quatre à l’époque), mais la conception globale des forces armées n’a pratiquement pas changé depuis cinquante ans : leur organisation repose sur l’éventualité d’une grande guerre en Europe selon le modèle de la Seconde Guerre mondiale et sur des plans stratégiques d’affrontement avec l’OTAN conçus pendant la guerre froide. Les programmes des écoles militaires supérieures reflètent parfaitement ces conceptions, et les expériences des guerres plus récentes, que ce soit celle de la Tchétchénie ou celle de l’Afghanistan ( 1979-1989), n’y figurent pas. Le corps enseignant a peu varié depuis trente ans. L’insuccès flagrant d’une armée de 100000 hommes engagée contre quelques milliers d’indépendantistes tchétchènes s’explique également par l’inadéquation des tactiques employées sur le terrain, qui s’accompagnent de destructions massives et de victimes civiles innombrables, pour un résultat proprement militaire insignifiant. Le niveau de préparation de l’armée est également très bas et, d’après les experts, 100000 hommes seulement sur près de 1,5 millions peuvent être simultanément engagés dans des opérations. La multiplication du budget militaire par trois entre 1999 et 2002 n’a pas modifié le tableau général puisque plus des deux tiers de cette somme sont engloutis en salaires, pensions et logements, ne laissant que 30% pour le remplacement et l’entretien du matériel de combat. Àtitre d’exemple, un seul des dix sous-marins nucléaires est opérationnel et aucun régiment d’aviation ne tourne au complet.
L’accident du Koursk, dû à l’explosion d’une torpille rouillée vieille de quarante ans, mais que certains officiers supérieurs ont voulu expliquer par une attaque en provenance d’un bâtiment ennemi, montre, outre la déliquescence du matériel, les habitudes plus que douteuses du haut commandement. L’état des hommes n’est pas moins préoccupant que celui du matériel : la conscription, toujours en vigueur, est un désastre humanitaire. Tous les ans, des centaines de jeunes appelés trouvent la mort dans des bizutages d’une violence insensée, dans des bagarres et des vengeances personnelles, des beuveries, ou encore par suicide, tuberculose ou du fait de leur inexpérience lors du maniement d’armes au surplus souvent défectueuses. Sur les 167 000 appelés de chaque classe, 30 % seulement sont jugés en bonne forme physique. La plupart des jeunes tentent d’éviter le service en recourant à la corruption ou en désertant : 30 000 hommes sont aujourd’hui considérés comme déserteurs. Ne tombent entre les mains des commissariats chargés du recrutement que les jeunes issus des familles défavorisées, venus de régions rurales ou durement frappées par la crise; 7% d’entre eux ont déjà un casier judiciaire. D’après de récentes études, le niveau moyen d’instruction des recrues ne cesse de baisser, 40% d’entre elles n’ayant même pas eu accès à l’éducation secondaire, taux sans commune mesure avec la moyenne de la population. Plus de 5 000 fugues ont été officiellement recensées en 2001, mais on estime généralement que le chiffre réel est deux fois supérieur. Et cette pratique ne concerne pas que les appelés mais aussi les contractuels ( kontraktniki), les contingents de casques bleus et parfois même des officiers, qui emportent de plus en plus souvent des armes. Les fugueurs sont poursuivis et (s’ils sont attrapés) envoyés dans des bataillons disciplinaires. Il n’est donc pas étonnant que de plus en plus de jeunes assimilent le service militaire à la prison.
5Cette armée-prison est elle-même en voie de criminalisation; celle-ci prend des formes extrêmement variées allant de la vente de matériel volé jusqu’au racket et au détournement de fonds publics. En Tchétchénie, l’activité illicite devient même la raison d’être principale de « l’opération anti-terroriste ». Il a été établi que les explosifs utilisés dans l’attentat récent de Kaspiisk au Daghestan (qui a fait plusieurs dizaines de victimes) avaient été vendus aux terroristes par des officiers de l’armée fédérale stationnés dans la ville voisine de Bouinaksk.
6Faisant le bilan des possibilités réelles du pays, Poutine s’est peu à peu persuadé de la nécessité de prendre un vrai tournant géopolitique. Mais les adversaires de cette position sont majoritaires en Russie. Malgré la détermination du président, l’entreprise aurait pu être désespérée, mais le 11 septembre lui a offert une belle occasion de progresser dans le sens désiré. Le pari de Poutine consiste à transformer son pays en allié numéro un des États-Unis contre le terrorisme. Par la magie du 11 septembre, il serait même possible de laisser croire, au moins à l’intérieur, que ce sont les Américains qui ont besoin de la Russie, et non l’inverse. Il n’est pas encore sûr que Washington « marche », mais en cas de succès, Poutine pourrait résoudre plusieurs problèmes d’un coup. Les tenants de la « grandeur russe » ( derjavniki) ne pourraient le critiquer puisque, d’une Russie en pleine décrépitude, il a fait l’État où Bush s’est attardé le plus longtemps lors de sa visite en Europe, l’État dont Bush a proclamé le président son « ami », donc son égal. En somme, il parie sur le fait que ce qui importe à la classe politique russe c’est d’être, pour les États-Unis, le « numéro un » – adversaire ou allié, peu importe. La Russie y gagnerait sur le plan financier, à la fois en obtenant une aide américaine directe, mais aussi, indirectement, de par la possibilité ainsi ouverte de se défaire des postes les plus coûteux de l’héritage soviétique : le soutien à la Biélorussie, l’entretien d’une armée pléthorique, et la maintenance de l’immense arsenal nucléaire rendu inutile par les nouvelles réalités internationales. La Russie pourrait même réaliser des économies en laissant aux États-Unis le soin de « nettoyer » l’Asie centrale exsoviétique. Rappelons que, un an avant le 11 septembre, elle voulait déjà bombarder les taliban, qui déstabilisaient le Tadjikistan, le Kirghizstan et l’Ouzbékistan, États qu’elle considère comme une zone tampon entre ses propres régions musulmanes et l’islamisme radical. Enfin, la Russie pourrait exporter des hydrocarbures vers les États-Unis, qui cherchent depuis les attentats à réduire leur dépendance énergétique vis-à-vis des monarchies du Golfe. Après avoir ainsi créé autour de son pays un environnement international stable par l’absence de menace en provenance de l’Ouest et du Sud, et après lui avoir assuré une meilleure irrigation par les capitaux occidentaux, Poutine pourrait enfin se consacrer à réformer son pays et, qui sait, peut-être rattraper, voire dépasser, le Portugal !
7Ce calcul comporte toutefois quelques incertitudes de taille. D’abord, quel que soit l’enthousiasme de Bush, qui, en regardant son nouvel ami Vladimir « jusqu’au fond de l’âme », se comporte presque en adéquation avec ce beau scénario, il faut compter avec quelques autres acteurs importants de la politique étrangère américaine. Le Sénat et l’establishment sont beaucoup plus méfiants et ont autant d’a priori négatifs sur la Russie que les conservateurs russes en ont au sujet de l’Amérique. Ainsi, le vieil amendement Jackson-Vanik, qui entrave sérieusement le commerce avec la Russie, n’a pas encore été abrogé par le Congrès, et le lobby russe y est pratiquement inexistant, à la différence, par exemple, du lobby chinois. Pis, même si les États-Unis acceptent un partenariat avec la Russie, ils pourraient bien, une fois l’euphorie passée, lui proposer la fonction de concessionnaire officiel de leur politique en Asie, consistant principalement à faire contrepoids à la Chine. Les États-Unis ont suffisamment d’alliés en Europe, au Moyen-Orient et même en Asie pour ne pas être en peine si la Russie n’est pas à la hauteur. Seulement, si le marché était formulé en ces termes, le président russe ne serait pas en mesure de faire accepter sa nouvelle politique américaine à la classe politique de son pays. On l’a dit, l’entrave principale de Poutine, ce sont bel et bien ses collègues – y compris ses amis–, l’écrasante majorité de l’opinion russe et, bien sûr, l’armée.
« L’union de l’armée et du peuple »
8La politique de Poutine peut donc le conduire à un sérieux conflit avec les militaires. Bien plus qu’ailleurs, l’armée est en Russie tout autre chose qu’un groupe professionnel se distinguant par son esprit de corps et son éthique propre. Ce sont des régiments, des divisions, des quartiers généraux, des villes-garnisons, des entreprises de travaux publics, des structures commerciales, des établissements d’enseignement et de formation, des instituts de planification, des dizaines de lieux de cure et de loisirs, des dépôts de matériel. C’est aussi un complexe militaroindustriel employant des centaines de milliers de salariés. Le commandement général, avec ses vingt départements, emploie à lui seul 50000 civils et militaires. Le slogan soviétique « L’union de l’armée et du peuple », que certains croient dépassé, conserve paradoxalement sa pertinence : l’armée n’est pas un simple instrument de défense du pays face à une agression extérieure, mais une institution sociétale. De plus, il ne faut pas oublier les millions de dembel [1]
1]Voir l’article d’Andreï Novikov sur le « dembelisme » comme… qui donnent à la société russe d’aujourd’hui une légère teinte kaki : ces anciens militaires, kgbistes ou miliciens se sont reconvertis dans des professions extrêmement variées, se lançant dans la carrière politique, montant des structures commerciales ou de sécurité privée, intégrant l’administration civile. Mais, quelle que soit leur activité d’aujourd’hui, ils véhiculent dans la société un étrange ethos paramilitaire. Ce phénomène social qu’est le « professionnalisme patriotique » diffère du conservatisme communiste ordinaire comme de la mentalité impériale. L’ex-militaire est extrêmement populaire et nettement plus « branché » que le militaire en service, ou même que le « caïd ». De plus, il est l’une des pierres angulaires de l’imaginaire de l’État russe et l’une des composantes de l’anti-américanisme. La chanson et le cinéma véhiculent également cette image. En somme, une réappropriation populaire de l’étatisme soviétique se ferait jour à travers la figure sociale du démobilisé. La profonde interpénétration entre les militaires, au sens large ici défini, et la société en général donnerait peut-être aussi un début de réponse à l’interrogation fréquente sur les raisons de l’absence de putsch en Russie. En effet, les (ex)-militaires sont présents dans tous les secteurs de la société, ycompris au sein de la classe politique. Des pourcentages non négligeables de députés de la Douma et du Conseil de la Fédération, de gouverneurs, de ministres, de membres de la bureaucratie étatique ou de dirigeants d’entreprises publiques sont des militaires en service ou démobilisés. La structure dont sont issus le président et son entourage (le FSB) n’était que partiellement civile. Contre qui les militaires feraient-ils un coup d’État ? Quand ils veulent exercer le pouvoir, ils y parviennent sans peine par les urnes tant leur supériorité est écrasante face à un candidat civil. Il est vrai que les militaires sont constamment mécontents de leurs émoluments et du manque d’attention des politiques à leur égard, mais la perméabilité des frontières entre les sphères politique, sociale, économique et militaire sert de dérivatif. Elle a aussi pour effet d’appauvrir l’armée en capital humain : les mieux formés intellectuellement et les meilleurs experts sont depuis longtemps reconvertis dans la politique, les affaires, les think tanksou les bureaux d’études. Ils sont souvent plus proches de leurs collègues civils que de leurs collègues militaires restés dans l’armée – dont le professionnalisme, sans parler de la capacité de penser, devient une source d’inquiétude.
9Cette configuration risque de compromettre la nouvelle politique de Poutine, d’autant plus que les généraux justifient leur existence par un danger venant des États-Unis et de l’OTAN. Dans son conflit potentiel avec l’armée, il est seul. S’il ne se trouve pas d’alliés, toutes ses tentatives pour réformer l’armée sont vouées à l’échec. Et pourtant il y va de la réforme de la Russie dans son ensemble.
10Cette fragilité de Poutine face à l’armée est accentuée par sa méconnaissance des rouages de celle-ci. Ex-agent du KGB, il évoluait au sein du premier département de la direction générale, c’est-à-dire les renseignements extérieurs (aujourd’hui SVR), et il a peu de relations chez les militaires. En mars2001, profitant du conflit entre le ministre de la Défense d’alors, le maréchal Sergueiev, et le chef de l’état-major, le général Kvachnine, il a semblé réussir un coup de maître en limogeant Sergueiev (ce qui calmait l’aile dure), puis en le remplaçant par Sergueï Ivanov, un « ami de toujours » et ancien collègue du KGB. On a cru alors que cette nomination serait le début d’une longue série de victoires sur les militaires, puisque c’est avec l’aide de ce dernier, jadis président du Conseil de sécurité, que le président a fondé le nouveau système vertical du pouvoir, notamment la réorganisation des instances régionales. En réalité, c’est le contraire qui s’est produit : Sergueï Ivanov s’est quasiment transformé en porte-parole des intérêts des généraux auprès du Kremlin. Sur tous les grands dossiers – l’introduction du service civil, le passage à l’armée professionnelle à l’horizon 2011, la Tchétchénie–, Ivanov s’est désolidarisé de celui dont il était censé être l’appui. En nommant à ses côtés le général des forces terrestres, Kormiltsev, il a clairement signifié qu’il faisait allégeance à ceux qu’il était censé mater. Il ne se prive pas, depuis déjà quelques mois, de faire des déclarations publiques diamétralement opposées à celles du président. Lorsque Poutine change de ton envers les Tchétchènes, laissant se développer l’espoir d’une négociation avec Aslan Maskhadov, Ivanov déclare : « Le dialogue avec le citoyen Maskhadov n’est possible que dans le bureau du procureur, et à condition qu’il se présente les mains en l’air », à la jubilation des militaires. Mais les divergences les plus frappantes entre le président et son « meilleur ami » apparaissent en matière de politique étrangère et de sécurité. En septembre 2001, peu de temps après les déclarations de George W. Bush sur l’imminence d’une opération anti-terroriste, Ivanov a jugé utile de devancer le président en annonçant qu’il ne pouvait supposer, fût-ce « en théorie », un déploiement américain dans les républiques d’Asie centrale. Même dissonance sur la question de la dénonciation par les Américains du traité de défense antimissile, sur celle de l’adhésion des pays baltes à l’OTAN et sur celle de la coopération militaire américano-géorgienne.
11La fermeture des bases de Lourdes, à Cuba, et deCam Ranh, au Vietnam, ont été interprétées par les généraux comme un énième geste en faveur de l’Occident, autrement dit ressenties comme une terrible humiliation. S’il n’ya pas encore eu de conflit ouvert entre Poutine et les militaires (à l’exception d’une lettre collective de plusieurs dizaines d’ex-généraux critiquant sévèrement le président), c’est uniquement parce que ce dernier ne fait que des demi-réformes et procède en zigzags. Ainsi, le commandant de la Flotte du Nord limogé à la suite du naufrage du Koursk a ensuite été nommé à un poste élevé dans l’administration d’une des provinces. Le général Chamanov, l’un des « héros » de la Tchétchénie, qui faisait un chantage continu au pouvoir politique en cas de retrait des troupes russes, a été élu, non sans l’aide dePoutine, au poste de gouverneur d’Oulianovsk. Six officiers, dont le chef du service de renseignement des troupes parachutistes, directement impliqués dans l’assassinat d’un journaliste de Moskovskii Komsomolets, n’ont été condamnés qu’à des peines avec sursis, et le colonel Boudanov, reconnu coupable du viol et de l’assassinat d’une jeune Tchétchène, a seulement été contraint à un traitement psychiatrique. Il avait été qualifié de héros par toute la presse « patriotique », et le général Chamanov avait même menacé de le nommer vicegouverneur d’Oulianovsk. Bref, il semblerait que Poutine comprenne qu’il lui faut certes en finir avec cette armée soviétique de Russie, mais qu’un enterrement de première classe sera nécessaire. Sa politique tchétchène en est une illustration. Arrivé au pouvoir grâce à cette guerre, il s’efforce de démontrer qu’il peut se maintenir tout en y mettant un terme. Les signes de ce changement ne manquent pas et s’ordonnent selon deux grands axes.
12Le premier axe consiste à consolider l’administration tchétchène pro-russe d’Ahmed Hadji Kadyrov en lui donnant de vrais moyens. Il s’agit de « tchétchéniser » le conflit en constituant une véritable milice tchétchène pro-moscovite (en mai 2002 a été créé le ministère de l’Intérieur tchétchène pro-russe, avec lequel, à terme, il devrait être plus facile pour les indépendantistes de négocier). Il semblerait que Poutine fasse plus confiance à Kadyrov qu’à ses propres militaires qui, conscients du « danger », tentent de discréditer les Tchétchènes loyaux envers le pouvoir fédéral en refusant de voir en eux de véritables « combattants contre la vermine terroriste » et en insistant sur leur manque de fiabilité, leurs sympathies et leurs « liens claniques » avec les indépendantistes. De son côté, le FSB, plus proche de Poutine, annonce un peu vite, et avec une satisfaction à peine dissimulée, la transformation du conflit en « guerre civile tchétchène ». L’attentat contre la milice tchétchène pro-russe de Grozny, qui a fait vingt morts en avril 2002, ne pouvait pas mieux tomber : jusque-là, les Tchétchènes engagés dans les différents camps avaient évité les meurtres aveugles de leurs compatriotes par peur d’enclencher le cercle vicieux de la vendetta. Les différentes sources tchétchènes s’accordent à y voir la main des « Indiens », chefs de guerre vivant de kidnapping et ne reconnaissant aucune autorité (Baraev, les frères Akhmadov, Tchilaev). De fait, de sérieux soupçons pèsent depuis longtemps sur leur manipulation par le FSB. Or celui-ci veut clairement la tchétchénisation du conflit.
13Le second axe consiste à faire pression sur les militaires – en envoyant par exemple le président de la Cour des comptes, Stepachine, faire un audit sur les détournements de fonds publics dans l’armée ou en intervenant discrètement, via des médias proches du pouvoir, dans l’affaire Boudanov alors que ce dernier était sur le point d’être acquitté. Ahmed Hadji Kadyrov, qui se voit déjà leader nationaliste tchétchène, commence à critiquer ouvertement les opérations de « nettoyage » des villages tchétchènes par l’armée, qui s’accompagnent d’exactions, de massacres et d’enlèvements de civils. Lui qui n’a jamais osé jusqu’ici mettre en cause les militaires, dénonce désormais publiquement la non-application de l’ordonnance n° 80 dite des « nettoyages plus humains », signée par le commandant en chef des troupes fédérales en Tchétchénie, le général Moltenskoi.
14Cette soudaine audace s’explique avant tout par la position de Poutine vis-à-vis de ce type d’opérations, qui a connu un virage à cent quatre-vingt degrés. Lors de sa conférence de presse de juin 2001, Poutine avait défendu bec et ongles la nécessité de telles pratiques et déclaré avec quelque agacement que sa position sur la question était irréversible. En juin 2002, il reconnaît pour la première fois que le pouvoir fédéral « a sa part de responsabilité dans la tragédie tchétchène » et qu’il serait plus pertinent, « au lieu d’améliorer les nettoyages, d’y mettre carrément fin ». La partie modérée de la résistance tchétchène, représentée par le président Maskhadov, sent alors le vent tourner et se dit prête, dans une lettre adressée aux leaders du G 8 réunis au Canada, à arrêter les opérations militaires à partir du 15 juillet et à entamer les négociations. Mais les militaires réagissent plus vite encore. Ils « découvrent » une opération des indépendantistes ayant pour nom de code « Djihad 2 » et visant la prise de Grozny. Par la voix du ministre Ivanov, ils se félicitent d’avoir fait échouer l’opération et d’en avoir saisi les plans détaillés. Ils affirment que le chef en était Aslan Maskhadov. Il s’agissait à l’évidence de saper à l’avance toute éventualité de négociation entre le pouvoir fédéral et les rebelles, notamment en montrant les liens de Maskhadov avec le terrorisme international. Mais pourquoi donc tant d’acharnement à demeurer en Tchétchénie ? Ce n’est pas seulement esprit de revanche ou refus de capituler devant l’ennemi. Le motif principal des militaires est que la Tchétchénie est pour eux une source inestimable de revenus. La vente d’armes, le racket aux points de contrôle (dont l’immense majorité est d’ailleurs située hors des zones permanentes d’activité de la guérilla), les pillages lors des « nettoyages », les enlèvements avec rançon, le trafic d’essence et de pétrole (il existe en Tchétchénie plus de 1 500 mini-raffineries et plusieurs centaines de puits de pétrole, chacun étant sous la protection d’un colonel ou d’un général), la contrebande avec les régions voisines et bien d’autres activités lucratives leur assurent des recettes régulières.
15L’opposition farouche des militaires au projet de service civil a, lui aussi, un fondement économique, même s’ils le dénoncent devant l’opinion publique comme une initiative des « nouveaux Russes » qui, selon les termes d’un ancien ministre de la Défense, « au lieu de servir la patrie, veulent s’amuser aux îles Canaries ». Étant donné les conditions de vie des appelés, il ne serait pas étonnant que l’écrasante majorité des jeunes optent pour le service civil. Cela ferait baisser les revenus des fonctionnaires du recrutement, qui délivrent les faux certificats médicaux, et priverait les officiers supérieurs d’une main-d’œuvre gratuite. En effet, les conscrits sont souvent envoyés travailler dans les datchas des généraux, et sont même parfois « prêtés » (moyennant rétribution) à des particuliers pour des travaux de rénovation de leur habitation. Les militaires ont donc mobilisé la Douma, où siègent nombre de ci-devant officiers, et ont réussi à saboter le projet, non pas en le rejetant mais en y introduisant des clauses tendant à transformer le service civil en un véritable goulag. Sa durée a notamment été portée à trois ans et demi au lieu des deux années du projet initial, avec obligation d’envoyer l’objecteur hors de sa République ou de sa région de résidence.
16La professionnalisation de l’armée, autre grand projet de Poutine, a également de grandes chances d’échouer. D’abord parce qu’elle priverait définitivement les militaires de la plus-value tirée du travail des appelés, ensuite parce que la suppression de la conscription entraînera une baisse d’effectifs (huit cent mille hommes au maximum au lieu d’un million et demi), qui à son tour impliquera de nombreuses suppressions d’emplois d’officiers supérieurs : près de mille généraux seraient menacés de perdre leur poste. Le projet de professionnalisation a notamment pour but de modifier la pyramide renversée des grades (l’armée russe compte plus de colonels que de lieutenants). L’opération de sabotage de cette réforme s’appuie cette fois sur son coût exorbitant – fût-ce en gonflant les estimations. D’après un calcul récent effectué par l’armée, le coût de la professionnalisation d’une seule division (la 76e division aéroportée de Pskov) s’élèverait à 2,6 milliards de roubles, soit près de 90 millions d’euros. Entre la première estimation et celle-ci, le coût s’est trouvé multiplié par cinq ! Les « experts » auteurs de ces calculs ont en effet inclus dans les frais aussi bien le coût de la modernisation du matériel que celui de la construction des logements pour les futurs soldats professionnels et même celui du rapatriement d’un des régiments de la division, actuellement en Tchétchénie. Les généraux insistent également sur la nécessité d’une armée de réservistes mobilisables en cas de guerre. Comme l’imagination des militaires ne conçoit qu’une guerre massive, tous les colonels et les généraux que le Kremlin considère comme inutiles s’avéreraient alors indispensables pour commander les milliers de régiments et de divisions formés de réservistes, c’est-à-dire des anciens appelés dont le pouvoir veut priver le pays.
17Les tentatives de Poutine pour réformer l’armée, l’une des conditions sine qua non de la réussite de toute sa politique, notamment de son rapprochement avec l’Occident, se heurtent donc à une farouche résistance de la part de ce fantôme d’armée rouge des ouvriers et des paysans délaissée depuis longtemps par ses têtes pensantes. Àmesure que les espoirs de réforme s’estompent, l’idée de la création exnihilo d’une armée parallèle fait son chemin. Si tel est son projet, Poutine a tout intérêt à ne pas l’afficher trop tôt afin que l’état-major général ne le fasse pas capoter. Son chef, le général Kvachnine, semble pour l’instant inébranlable, fort du soutien de ses subordonnés, et aussi de la « famille » Eltsine. Mais le projet de création à l’horizon 2005 d’un corps d’armée mobile de 200000 hommes à partir des troupes aéroportées, conduit par le général Chpak (un adversaire déclaré du chef de l’état-major), ressemble fortement à un embryon d’armée parallèle.
18La nouvelle politique du président est prisonnière de contraintes internes qu’il est encore loin de pouvoir briser. Jusqu’au 11 septembre, le soutien dont Poutine bénéficiait auprès de l’opinion publique et de l’armée était fondé sur son attitude anti-occidentale et son image de restaurateur de l’autorité et de la puissance. Or, pour l’instant, sa politique pro-américaine, si elle a enthousiasmé le président Bush, ne lui a pas rapporté de dividendes suffisants (investissements, aide économique, admission à l’OMC) pour contrebalancer une perte de popularité réelle auprès de la population et des militaires. Il peut aujourd’hui se demander s’il n’est pas allé trop vite en besogne et si son tournant ne va pas lui coûter la victoire à la prochaine élection présidentielle.