FRED FOREST, L'HOMME QUI A RÊVER TROP TÔT DES INTERNETS ET LE PIONNIER N° 1 DE LA FÊTE DE L'INTERNET EN FRANCE
PHOTO C.COPYRIGHT DIACONESCO.TV - NICE 2005 -
Pionnier de l’art multimédia, cet artiste français a joué avec l’interactivité, la structure en réseaux ou l’action à distance quand ces notions relevaient plus de la science-fiction que du quotidien des internautes des années 2010. Homme-média célébré par Vinton Cerf, étudié par Edgar Morin ou Marshall McLuhan, il est exposé à Enghien-les-Bains jusqu’à la fin du mois.
- Centre Experimental du Territoire, 2009, dans le cadre de l'Année de la France au Brésil / Fred Forest -
«Pour la somme abordable de 100 dollars US, vous pouvez faire l'acquisition d'une oeuvre originale virtuelle, morceau du "Territoire planétaire du réseau", personnalisée et créée à la commande par l'artiste. Cette oeuvre sera mise à votre disposition exclusive sur le réseau, avec l'attribution d'un code confidentiel pour venir la contempler à votre gré...»
C’est en ces termes que Fred Forest présente en 1996 la première vente aux enchères publiques d’une œuvre numérique.
La Parcelle-Réseau, c’est son nom, est «visualisée sur écran cathodique par connexion directe sur le réseau internet» dans la salle de vente de l’Hôtel Drouot. Plus tard, en 2000, lors de la Fiac, il rééditera cette performance en vendant une nouvelle oeuvre immatérielle: la Couleur-réseau, un ensemble de monochromes numériques.
Avec ces oeuvres, qui nous plongent pour certaines vingt ans en arrière, Fred Forest prolongeait une réflexion déjà ancienne sur l’influence des technologies de communication sur l’art et la société.
Puisque la relation qui unit les hommes entre eux et à leur univers social est désormais canalisée par les mass médias, l’artiste les utilisera pour s’exprimer dans la cité. Dans son Manifeste pour l’esthétique de la communication, Fred Forest écrit, dans son style caractéristique qui mélange théorie, réflexion sociologique et pensée new age:
«Nous passons sensiblement d'une vision mécaniste de la réalité à une conception holistique. Le monde de la communication, la structure en maillage des réseaux, des notions d'interactivité qui lui sont propres, nous introduisent dans d'autres types de schèmes mentaux.»
Au début des années 1980, Forest s’exprimait déjà comme un gourou du Net des années 2010. Un côté qu'il a cultivé dans les années 60-70, quand il portait encore un étrange médaillon qui lui donnait un air de techno-raélien. Je n’ai pas trop osé lui en parler mais, à la fin de l’entretien, je lui ai enfin demandé ce que c’était que ce délire…
«A l’époque c’était pour me singulariser, c’était pensé. Et puis un jour, j’ai senti que j’en avais plus besoin.»
Sur une archive vidéo, on voit l’artiste discuter avec un animateur télé, dans les années 70, de l’avenir de la vidéo amateur. Il faudrait que la vidéo soit aussi démocratisée que l’appareil photo, déclare-t-il, on n'aurait alors plus besoin de télé!
Rires dans le studio.
A tort.
Le tort d’avoir eu raison trop tôt, c’est d’ailleurs la formule qui introduit la première rétrospective que consacre un musée français à Fred Forest, «Homme-média n°1». Et c’est le Centre des Arts d’Enghien-les-Bains (Val-d’Oise), ville qui œuvre depuis plusieurs années dans les arts numériques, qui l'accueille dans ses murs jusqu’au 31 mars.
Son œuvre est pourtant réputée immontrable, en particulier à cause de son matériau: la circulation de l’information. «L’information est ma matière première», répète-t-il souvent. Il ne crée pas d’objets. On ne peut pas non plus dire de lui que c’est un artiste conceptuel ou de l’idée. Il est plutôt un agenceur de flux, comme il l'expliquait en présentant son premier mouvement, l'art sociologique, élaboré avec Hervé Fischer et Jean-Paul Thénot début 70:
«La technique de l'information ne produit pas d'objet matériels mais des messages. Emission, réception, agencement (détournement) de messages, l'art sociologique est production de messages, réflexion, provocation. Imagination sur la communication sociale de son temps.
L'art sociologique est un art de l'information.»
Autodidacte, Forest est passé directement du certificat d’étude au doctorat ès lettres et sciences humaines. Mais le plus amusant, et peut-être le plus révélateur de sa vision du monde, c’est que ce pied-noir né en Algérie a travaillé comme opérateur de téléphone (vous savez, à l’époque où on passait par le standard et où on vous connectait à votre correspondant depuis la centrale d’appels) de 1954 à 1971. Ce qui lui a permis d’appréhender très concrètement de ce qu’impliquait le passage à une société de communication:
«Il y avait un moment le dimanche où toutes les lumières sur le panneau s’allumaient les unes après les autres, et je savais que c’était l’heure où l’émission de télé était terminée. Pouvoir visualiser ainsi un fait social m’apportait une émotion énorme.
Ces choses ont nourri inconsciemment mon imaginaire des médias.»
Les mass-médias seront son premier terrain de jeu, avec des expériences de presse dans lesquelles il joue un rôle de perturbateur. Son premier fait d’arme, qui le fera passer pour un plaisantin manipulateur de signes, a été de publier un espace blanc en lieu et place des encarts publicitaires dans plusieurs journaux, dont Le Monde, en 1972.
Les lecteurs étaient invités à découper cet espace et à le renvoyer à l’auteur. Dispositif médiatique, participation, interactivité… Les premiers jalons sont posés. La même année, l'espace blanc deviendra la minute de blanc sur Antenne 2.
Le coup de l’espace blanc sera réédité lors de la XIIè Biennale de Sao Paulo en 1973. Avec cette fois une dimension politique, puisque l’artiste loue des pancartes blanches dans la rue pour servir d’espaces d’expression sous un régime dictatorial. «Ceux qui ne pouvaient pas dire ce qu’ils pensaient se sont servis de moi pour le dire.»
Homme-média, donc, le titre n'est pas usurpé. Aujourd’hui, on appellerait sans doute ça une flash-mob disruptive…
«Au contact du dispositif, les personnes sont aspirées à l’intérieur d’un événement commun, pris dans un processus qui se nourrit de leurs réactions», écrit le philosophe Pierre Levy dans le catalogue de l’exposition. Emission, réception, rétroaction: c’est le principe même de la chaîne de la communication qu’il expérimente. «Œuvres ouvertes, les actions de Fred Forest sont des machines à impliquer, elles cassent la séparation émetteur-récepteur, artiste-public», poursuit le critique à son propos.
Fred Forest a utilisé toutes les techniques à mesure qu’elles apparaissaient: fax, téléphone, télévision, minitel, Internet. Cependant, il n’a pas travaillé exclusivement avec des techniques. Parfois, il s’est contenté d’être le serveur qui interconnecte les participants et redispatche les signaux:
«En 1965, j’ai créé les portraits de famille, une animation sociologique dans un quartier de l'Haÿ-les-Roses. J’ai exposé les photos dans le hall principal, comme prétexte pour que les gens se rencontrent.»
Dans ses «promenades sociologiques» (Sao Paulo en 1973, Brooklyn en 2011), Fred Forest partait avec ses spectateurs à la rencontre de commerçants d’un quartier:
«C’était une investigation sociologique du lieu. On allait voir le cordonnier et je lui posais des questions: combien il gagnait, s’il était content d’être cordonnier, s’il voulait faire autre chose. C’était une situation de communication que je créais dans l’espace urbain.»
Après 68, l’engagement de Fred Forest sera militant, nourri de pensée critique comme le veut l’air du temps, avec un manifeste de l’art sociologique qui vise à dévoiler les mensonges des institutions. De grands penseurs défrichent au même moment le champ naissant des études de communication, comme Edgar Morin, Marshall McLuhan, des auteurs qui ont tous deux écrit sur l’œuvre de Fred Forest.
Son rôle est à part, puisqu’il est à la fois théoricien et praticien de la sociologie et de la communication. «Les sociologues n’interviennent pas dans les situations qu’ils décrivent, moi je fais de l’art qui utilise des pratiques et des méthodes sociologiques», explique Forest. On parlera dans son cas de sociologie appliquée ou, mieux, expérimentale.
En 1980, il va progressivement mettre en place son grand œuvre. Un lieu physique qui sera en même temps un jeu de simulation et de communication: ce sera le Territoire du mètre carré artistique. Un «lieu physique d’échanges interactifs, élaboré à partir de la notion de réseau, de communication et de simulation, où des personnes physiques, sur place ou à distance (voie postale, téléphone, fax, citizen band ou radio-amateur) engagent différents types de relationnel…»
Concrètement, il s’agira d’un territoire en Ile-de-France où des parcelles seront attribuées aux «citoyens» (il reçoivent un diplôme de citoyen et un titre de propriété signés par l’artiste), qui s’engageront ensuite dans le jeu de l’entretien du lieu. Encore une préfiguration de ce que deviendrait la structure de communication en réseau.
Un projet qui «contient en germe tout ce que l’artiste développera par la suite». Voici comment l’artiste Sophie Lavaud-Forest, qui a techno-épousé Fred Forest (oui, Forest a aussi fait célébrer le premier mariage retransmis sur le web, depuis la mairie d’Issy-les-moulineaux, où il était équipé avec sa femme d’un système de capteurs reliés au web), décrit cette démarche et la relie rétrospectivement aux usages de ce qui deviendra le web social:
«Au moment où naît aux Etats-Unis, et plus particulièrement dans la tête de l’informaticien J.C.R. Licklider, l’idée d’un réseau d’ordinateurs connectés les uns aux autres, par des lignes de communication large bande qui permettront une communication décentralisée, Fred Forest, en habitué des réseaux de télécommunications, avant même l’arrivée de ces technologies, crée son Territoire du M2, sorte de prototype expérimental symbolique, précurseur d’un point de vue social, de ce qui deviendra dans les années 90 la forme participative du World Wide Web: le web 2.0. C’est-à-dire une plateforme de contribution, de créativité, d’échange et de collaboration.»
Bref, toute l’architecture intellectuelle du réseau décentralisé était déjà construite dans le travail de Fred Forest. Le branchement de son univers au www. n’était qu’une suite logique, une étape technique qui découlait de tout ce qu’il avait façonné. Et il a donc suffi d’attendre que la toile arrive à maturité pour transférer ces mondes parallèles sur l’internet mondial.
Car l’histoire du Territoire du mètre carré artistique ne s’arrête pas là. En 1996, c’est-à-dire dès que les capacités techniques et l’apparition du web le permettent, Fred Forest va procéder au déménagement du territoire… sur les réseaux dématérialisés, dispositif qu'il renommera pour l'occasion «Territoire des réseaux» (il le transférera ensuite sur Second Life en 2008).
Simultanément à la présentation du Territoire dans une galerie monégasque, Forest organise lors du festival d'art contemporain Imagina L’opération du «Pied Universel». Il met à disposition du public un scanner pour que chaque visiteur envoie une empreinte de son pied sur le réseau:
«Les pieds scannés sont mis en ligne immédiatement dans une banque de données. Une banque de données elle-même consultable en ligne dans les quinze minutes qui suivent. Les donateurs inquiets sont rassurés: les pieds, pour le plus grand confort de tous, seront envoyés et stockés au soleil, chez un provider des Antilles à qui nous pouvons faire toute confiance.»
En d’autres termes, il a inventé le Facebook du Pied en 1996.
D’autres inventions témoignent de sa prédisposition à inventer des milieux relationnels qui utilisent les moyens de communication de masse. En 1986 1975, il anime à la télé une sorte de bourse d’échange entre téléspectateurs et, à son habitude, est le passeur qui met en relation les propositions d’échange. Le Bon Coin, période ORTF. (Note de l'auteur: barré après réaction d'un commentateur qui fait valoir que 1/ l'ORTF était enterrée à l'époque, que 2/, la référence «jeuniste» au Bon Coin n'était pas nécessaire - surtout, l'émission concernée a été diffusée en 1975 et non en 1986).
Fred Forest fait partie de ceux qui ont présenti les modifications qu’apportaient les technologies, et a parfois précédé ces dernières. Co-inventeur du protocole TCP/IP, recruté en 2005 par Google comme évangéliste technologique et considéré comme un des pères fondateurs de l’Internet, Vinton Cerf a dit de lui:
«J’ai compris que Fred Forest, depuis toujours, avait été un expérimentateur et un chercheur de sens. J’ai compris combien il avait déjà, dans sa tête et dans ses dispositifs, fait de l’Internet, avant même qu’Internet n’existe! Les notions de présence à distance, d’ubiquité, de temps réel, d’interactivité, de réseaux sociaux, d’hypertexte, lui étant déjà parfaitement familières.»
La remise en cause des fonctionnements hiérarchiques et la moindre importance de la communauté d’origine au profit de réseaux sociaux spécialisés ont favorisé l’émergence de sociétés aux frontières plus floues, aux interactions plus nombreuses entre des membres de groupes plus perméables. La structure sociale a, en d’autres termes, préparé l’arrivée des réseaux socio-numériques bien plus qu’elle ne les a subis.
Internet a ensuite renforcé ces prédispositions de la société, et ainsi de suite, dans une sorte de boucle vertueuse. C’est du moins la thèse défendue par les sociologues Barry Wellman et Bernie Hogan, et l’œuvre de Forest est un sérieux argument en faveur de cette approche.
Fred Forest a traîné dans des conférences techniques, participé aux fêtes de l’Internet, monté des expositions, des performances, des dispositifs, des concepts quand le réseau des réseaux était encore une vague utopie technique. Il a pressenti qu’Internet donnait à l’expression du village global sa dimension concrète, qu’il participait à la construction d’un nouvel individualisme et à un nouveau sens du collectif, comme le souligne encore Pierre Levy:
«Lorsque nous avons participé à certaines de ses installations téléphoniques, c’est un peu comme si nous avions tenu, tous ensemble, la Terre entre nos bras, mesurant sa rotondité de notre chair collective.»
Aujourd’hui, on commence à rendre hommage aux pionniers. Qu’on pense à Tim Berners-Lee, starisé lors de la cérémonie d’ouverture des J.O. de Londres, sans même parler du culte voué par la presse techno aux gourous de la Silicon Valley. Ou à l’intérêt récent des romanciers pour les aspects techniques qui fondent notre société hypercommunicante, comme l'illustre le succès de La Théorie de l’information.
En tant qu’intellectuel et artiste du réseau, Forest ne mérite-t-il pas, lui aussi, d’être ajouté au Wall of Fame de cette histoire techno-sociale? Il y a chez l’homme, âgé à présent de 81 ans, une certaine amertume vis-à-vis de l’ostracisme qu’il subit de la part de l’institution culturelle française.
Mais s’il n’a pas été sélectionné pour participer à la grande rétrospective sur l’art vidéo du Centre Pompidou, en 2012, il faut préciser qu’il entretient des relations tumultueuses avec le monde de l’art en général, et avec Pompidou en particulier, depuis qu’il a attaqué le musée jusqu’au Conseil d’Etat pour qu’il rende public le détail de ses acquisitions…
Mais ça, c’est une autre histoire. Et la place de Forest est avant tout sur le réseau, dans la toile.
Avec quel avenir? Il utilise Facebook comme tout le monde, pas encore Twitter, et toute la logique propriétaire des réseaux lui déplaît. Il me confie, avant de partir, qu’il va peut-être se lancer sur une prochaine action déstabilisante en ligne. Il faudra faire preuve d’ingéniosité, l’Internet s’étant cadenassé depuis l’époque des pionners. «Il va falloir gruger, dit-il. Mais j’ai grugé toute ma vie.»
Jean-Laurent Cassely
Forest, Homme-média n° 1Centre des Arts d’Enghien-les-Bains jusqu'au 31 mars
19 mars à 18h30 Visite à 2 voix de l'exposition L'Homme média n°1
26 mars à 18h30 Débat-évenement sur le détournement des médias
Sauf mention contraire, les visuels ont pour source le site de l'artiste, www.webnetmuseum.org.