Lundi 3 janvier 2020, près de l’aéroport de Bagdad en Irak, le Général Qassem Soleimani, chef de la Force du Corps des gardiens de la révolution iranienne (IRGC-QF), est éliminé par une frappe de drone. Il était l’un des hommes les plus puissants du Moyen-Orient, selon le journal Le Monde. Cette frappe, ordonnée par le président des États-Unis Donald Trump, sort totalement du cadre diplomatique habituel. Elle crée ainsi, selon l’économiste français Thierry Coville, une “réalité stratégique différente” et beaucoup d’incertitudes qui pourraient amener à une situation dramatique. Une conséquence possible serait une internationalisation immédiate du conflit avec la participation des milices chiites en Irak, en Syrie, au Yémen et au Liban. Ainsi, pour le politologue français Bruno Tertrais, nous faisons face aujourd’hui à « une situation d’attente ». Selon lui, le scénario est tel que ce sont deux grands acteurs qui ne veulent pas d’un conflit ouvert, ni d’une grande guerre mais pourtant la tension est palpable. Alors comment en sommes-nous arrivés là ? Qui a pris l’avantage sur l’autre ? Et que peut-on envisager pour la suite ?
le Général Qassem Soleimani, chef de la Force du Corps des gardiens de la révolution iranienne tué par les Etats-Unis en IRAK
Une crise diplomatique entre enjeux historiques et politiques
Cette tension entre l’Iran et les États-Unis s’explique en premier par un facteur historique. En 1979, en pleine période de guerre froide, 52 ressortissants américains sont pris en otage à l’ambassade américaine de Téhéran lors de la révolution islamique visant à renverser l’État impérial d’Iran. Un souvenir douloureux qui a résonné auprès de l’administration américaine lorsque, quarante ans plus tard, en 2020, l’ambassade américaine à Bagdad a été la cible de violences de la part de milices chiites protestant contre un raid aérien américain qui avait tué 25 personnes quelques jours plus tôt. Cette riposte américaine faisait suite à la mort d’un de leur compatriote lors de tirs de roquettes contre des installations militaires. Le président Trump a ainsi réagi en supprimant celui qui était suivi depuis des années par les services de renseignement américains. À la suite de cela, le chef d’État américain a prévenu l’Iran que les États-Unis n’avaient « pas de limites » et qu’il serait prêt à ordonner la destruction de 52 sites iraniens « d’importance culturelle » pour la population en cas de représailles suite à l’élimination du Général Soleiman”.
Pour les observateurs outre-Atlantique, cet épisode ne peut pas se rattacher uniquement à une symbolique historique. Effectivement, en cette année 2020, le président américain est en campagne pour un second mandat. Il se devait de réagir auprès de son électorat.
C’est ce que Ardavan Amir-Aslani, avocat spécialisé sur les questions liées au Moyen-Orient, constate lorsque l’administration Trump se justifie de cet acte en présentant Qassem Soleimani comme un « terroriste », l’assimilant même à Oussama Ben Laden ou Al-Baghdadi, deux chefs d’organisations terroristes abattus par l’armée américaine en 2011 et 2019. Or, pour Me Amir-Aslani, il est difficile de mettre sur le même plan un haut dignitaire d’un pays souverain et des hors-la-loi revendiquant attentats, massacres et mise en esclavage. Il réduit donc l’élimination du général iranien à un argument de campagne. Donald Trump veut s’affirmer auprès de la population américaine comme capable de protéger les intérêts américains et d’avoir un meilleur bilan que son prédécesseur, le démocrate Barack Obama. Enfin, sur un aspect stratégique, le but semblait être de renforcer la dissuasion américaine afin de s’assurer que les Iraniens n’agissent pas plus contre les intérêts américains.
Pour Thierry Coville, cette élimination a apporté un « sursaut nationaliste » iranien bénéfique au régime. Poussé par la ferveur populaire, dans la nuit du 7 au 8 janvier 2020, l’Iran réplique à son tour de plusieurs missiles – une douzaine selon le Pentagone, vingt-deux selon le commandement militaire irakien, une trentaine selon plusieurs sources iraniennes – ciblant les bases américaines d’Al-Assad et d’Erbil en Irak. Le ministre des affaires étrangères iranien, Mohammad Javad Zarif, indique quelques heures plus tard sur les réseaux sociaux que les représailles iraniennes sont « terminées » et « qu’elles furent proportionnées », tout en affirmant que l’Iran ne cherchait pas « la guerre ».
Cependant, cette « attaque » est à prendre avec précaution quand on apprend selon des informations concordantes qu’elle fut arrangée en amont. Téhéran aurait informé le premier ministre irakien Adel Abdel-Mehdi de l’imminence des frappes deux heures avant qu’elles n’aient lieu, ainsi que des cibles visées, permettant aux forces présentes de s’éloigner. En procédant ainsi, selon Fabrice Wolf, rédacteur du Blog Meta-Defense, Téhéran a créé « un contexte favorable à la désescalade », puisque le sentiment de vengeance auprès de la population iranienne est assouvi. Aux États-Unis, cette attaque fut rapidement saisie et instrumentalisée comme signe de domination pour le président Trump. Pourtant, ce qui n’est pas dit par l’administration américaine c’est que les frappes iraniennes ont étonné jusqu’au plus haut sommet de l’État par leur précision et leur portée. Cependant, en Iran la dynamique positive derrière le pouvoir sera rapidement stoppée, constate Ardavan Amir-Aslani. Après la disparition d’un personnage emblématique du régime chiite, un avion de ligne d’une compagnie ukrainienne, comportant plusieurs civils d’origine iranienne à bord, se crashe près de la capitale iranienne. Un épisode qui stoppe toute sympathie de la population auprès de l’appareil du pouvoir, surtout lorsqu’il reconnaîtra être à l’origine de « l’erreur humaine » causant le drame, c’est à dire l’envoi de deux missiles sur l’appareil.
La menace économique : l’atout de la puissance américaine
Aujourd’hui, alors que la plupart des secteurs de l’économie iranienne sont encore sanctionnés par un embargo, Washington continue « d’étrangler » économiquement Téhéran en durcissant ses sanctions. Dans ce cadre, seul le commerce des denrées alimentaires et des médicaments reste possible. Par ailleurs, aucune banque ne souhaitant commercer avec l’Iran, le pays rencontre des difficultés à s’approvisionner. Les regards se tournent vers l’Europe où l’on peut se demander pourquoi les États sont restés si discrets face à ces événements. Pour Clément Therme, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences-Po à Paris, le succès de la médiation française, en particulier à l’été 2018 en vue du maintien du plan d’action global conjoint (JCPOA) sur le nucléaire iranien, est néanmoins très improbable aujourd’hui.
La raison est l’incapacité de la France, et plus largement de l’Europe, à affirmer sa souveraineté économique face à Washington. Ainsi les entreprises françaises et européennes appliquent les décisions de l’administration Trump concernant les relations économiques et commerciales avec l’Iran. De Total à Air France en passant par le domaine bancaire, Clément Therme constate que tous s’alignent sur les ordres américains. L’objectif étant de préserver leur marché, et en particulier de protéger leur accès au marché américain. Dans une économie globalisée et très interdépendante, il y a peut-être moins d’espace qu’auparavant pour réagir…
Pourtant, à la suite de la sortie des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, déterminés à sauver le JCPoA et à contourner les sanctions américaines, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne avaient mis en place un « instrument de soutien aux échanges commerciaux » [INSTEX], reposant sur le principe d’une chambre de compensation. Mais aujourd’hui, pour Clément Therme, le fait de ne pas s’être dissocié des Américains décrédibilise tout rôle diplomatique des chancelleries européennes aux yeux des conservateurs en Iran. Malgré cela, le nouveau chef de la diplomatie européenne Josep Borrell a insisté sur un objectif clair « nous (l’Union européenne) voulons préserver l’accord (JCPOA) et parvenir à une solution diplomatique (…) ». Avant d’ajouter « Nous appelons l’Iran à participer de manière constructive au processus de négociation qui commence maintenant. » Malheureusement, face aux sanctions américaines qui ne cessent de se durcir et malgré la volonté européenne affichée, ces derniers n’ont pas grand-chose à offrir en contre partie aux Iraniens. Pour l’Iran, cet effort n’est pas à la hauteur de ses attentes. Cela pousse l’État chiite à s’affranchir de plus en plus de ses obligations prises dans le cadre de l’accord de Vienne. Au final, Téhéran qui est écrasé économiquement par les sanctions américaines, n’a plus d’autre moyen d’action que de provoquer l’Occident, avec pour menace de relancer son programme nucléaire. Une attitude que n’accepte pas l’Union européenne ; les ministres des Affaires étrangères français, britannique et allemand, dans une déclaration commune ont expliqué le 12 janvier 2020 que l’Iran “n’a aucun fondement en droit pour cesser de mettre en œuvre les dispositions de l’accord » et que de facto, cela pourrait mener à terme au rétablissement des sanctions de l’ONU contre la République islamique. Une annonce à laquelle Josep Borrell a réagi en tentant de temporiser.
Finalement, pour Ardavan Amir-Aslani, l’Iran se comporte comme s’il n’y avait plus d’accord même si, officiellement, Téhéran ne s’est pas retiré. Quant à Michel Duclos, conseiller à l’Institut Montaigne, il argumente que vu d’Europe, la disparition de Soleimani est bel et bien une « surprise stratégique » qui semble diviser la position des Européens sur la question. Sa suppression pourrait signifier la fin du (JCPOA), le chaos général dans la région et plus précisément la fin de la présence américaine en Irak qui équivaut à la fin de la coalition contre le terrorisme. Ainsi, malgré le poids des contraintes américaines, l’Iran semble sortir vainqueur de cet affrontement. Pour Thierry Coville, cela s’explique par le renforcement de l’arc chiite contre l’ingérence américaine au Moyen-Orient. Le conflit économique entre l’Iran et les États-Unis va-t-il ainsi muer en conflit ouvert ?
Une rivalité politico-militaire très mesurée
Un début de réponse est apporté par France24 : le vendredi 17 janvier 2020, le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a pris la parole lors de la grande prière, ce qui ne s’était pas produit depuis 2012. Il a réaffirmé que son objectif à long terme restait d’évincer les forces américaines de la région. La tension reste ainsi présente entre les deux protagonistes. Selon le Stockholm International Peace Research Institute, les États-Unis consacrent plus d’argent à leur armée que le total des budgets de la défense des neuf autres pays qui les suivent au classement. Pourtant, la puissance de leur armée n’est pas invulnérable et cela n’a pas vraiment permis d’assurer la paix. La question d’un affrontement militaire se pose donc. Warren Getler prédit dans le quotidien israélien Haaretz que l’étincelle viendra sans doute du terrain militaire au Moyen-Orient. Il parie sur « une attaque de groupes armés pro-chiites et donc pro-iraniens, contre des troupes américaines ou leurs alliés, en Syrie ou en Irak ». Selon lui, à la Maison Blanche, des conseillers du président américain comme Mike Pompeo, Secrétaire d’État des États-Unis, n’attendent que cela pour justifier une intervention américaine. Une tentation que le New York Times dénonce. Selon le journal, un conflit en Iran est un piège et il appelle la population à ne pas se laisser “berner” : « qui peut encore croire, après avoir vécu le bourbier en Irak et en Afghanistan, qu’une guerre contre l’Iran ne serait pas longue et impitoyable ? » Le journal américain rappelle également que dans ces deux autres conflits, « la puissance militaire écrasante des États-Unis s’est heurtée à la culture locale, à la géographie, aux rivalités ethniques et religieuses, mais surtout à la détermination d’un ennemi opiniâtre capable de se fondre aisément dans la population ».
De plus, les forces militaires iraniennes, contrairement aux forces irakiennes ou celles affrontées en Afghanistan, disposent d’un arsenal non conventionnel extrêmement sophistiqué (missiles balistiques et drones). Alex Ward sur le site d’informations Vox, ajoute que la République islamique contrôle un grand nombre de milices alliées dans tout le Moyen-Orient soit à peu près 250000 miliciens chiites. Un point de vue partagé par le géopolitologue français Didier Billion. Selon lui, avec les groupes chiites présents au Liban, en Syrie et en Irak, l’Iran peut cibler des intérêts américains au Moyen-Orient. Une tendance qui semble se confirmer puisque le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah a juré de venger de la mort de Soleimani en désignant les soldats américains comme une cible.
Pour le centre de recherche britannique Chatham House, il est peu probable que l’Iran utilise le Liban et la Syrie comme espace de vengeance contre les États-Unis. Contrairement à 2006, lorsque les actions militaires du Hezbollah contre Israël ont rallié le public autour de lui, il n’y a pas aujourd’hui d’engouement public pour entraîner le Liban dans une guerre. Ne serait-ce qu’à cause des répercussions économiques qui exacerberaient une crise financière déjà grave au Liban. De plus, le Liban ne dispose pas non plus de bases militaires américaines qui pourraient être la cible du Hezbollah. Quant à la Syrie, leurs bases militaires sont en partie occupées par des forces de la coalition internationale anti-E, les attaquer mettraient donc l’Iran en confrontation avec d’autres pays que les États-Unis, ce qui n’est pas dans son intérêt. Enfin, attaquer des soldats américains dans le nord-est de la Syrie irait également à l’encontre des intérêts kurdes car cela affaiblirait le front de la coalition anti-EI dont les forces kurdes font partie. Au final, l’Iran se retrouverait alors à combattre sur plusieurs fronts à la fois, ce qu’il n’a pas la capacité de gérer. Plus probablement, les alliés et les mandataires de l’Iran au Levant vont s’engager dans une rhétorique forte sans prendre de mesures précipitées.
Alex Ward rappelle que la puissance chiite dispose également de capacités sophistiquées dans le domaine de la cyberguerre. Un argument qui donne à la République islamique de redoutables capacités dans le domaine de la « guerre hybride » (un type de conflit qui implique à la fois des moyens conventionnels et non conventionnels). Pour Foreign Policy, ces moyens pourraient être utilisés par l’Iran pour endommager les lieux stratégiques non pas des États-Unis mais de leurs alliés. Par exemple, l’Arabie saoudite, comme ce fut le cas lors de l’attaque sur des sites pétroliers au mois de septembre dernier et qui n’a suscité aucunes réactions de la part de Washington. Ce ne serait pas le cas envers Israël car cela risquerait de créer de vives tensions dans la région comme le mentionne Fabrice Wolf. L’État hébreux est très vigilant à l’influence chiite dans la région, souhaitant en particulier sauvegarder son avantage dans le domaine nucléaire militaire mais surtout, aurait les capacités de répondre aux cyber-attaques. Une autre possibilité développée par Monsieur Billion, est un impact iranien sur la circulation dans le Détroit d’Ormuz et du Golfe persique. L’Iran ne serait pas en mesure de bloquer la circulation mais plutôt de sérieusement la perturber comme en mai et juin 2019. Une analyse partagée par le centre de recherche britannique Chatham House. L’Iran a le potentiel de déstabiliser sérieusement les marchés pétroliers et ses prix mais pas de fermer la circulation dans le détroit malgré sa position stratégique. Cela entraînerait une action militaire sérieuse de la part des Américains et de nombreux de ses alliés. La réaction iranienne devra en outre prendre en compte les préoccupations sécuritaires russes et les intérêts économiques de la Chine, qui importent notamment une partie significative de ses hydrocarbures du Moyen-Orient. Ainsi le conclut Ward : « Une guerre américano-iranienne serait un véritable enfer, tant pendant qu’après les combats. »
En reprenant le constat fait par Fabrice Wolf, il apparaît donc que le statu quo qui prévaut actuellement vis à vis de l’Iran représente probablement la situation la plus dangereuse à moyen terme. Elle ne laisse à Téhéran d’autres choix que de reprendre le développement de son programme nucléaire militaire. Selon une note de Foreign Affairs, publiée par l’organisation à but non lucratif américaine Council on Foreign Relations, la prolifération nucléaire à l’échelle régionale et probablement mondiale est une face de la pièce dangereuse que représentera l’Iran, l’autre est le déploiement d’un terrorisme financé par le pouvoir chiite, entraînant une escalade militaire régionale potentiellement critique. Malheureusement, les clés pour sortir de ce cycle à l’issue dramatique (la levée des sanctions économique contre l’abandon du programme nucléaire iranien militaire accompagnée d’une surveillance internationale très étroite) ne sont pas du ressort des Européens mais sont dans les mains du Président américain dont la politique au Moyen-Orient semble de plus en plus indécise et isolée. Le compte à rebours, lui, ne cesse de tourner.
Damien Bour